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    Chiche !



    Toute jeune, j’aimais déjà les arbres, parce qu’ils chantaient avec les oiseaux, miaulaient avec les chats, et que le grand soleil n’a d’agrément que par l’ombre fraîche qu’ils nous procurent. Mais, aimer les arbres, c’est comme aimer le vent, c’est plutôt impersonnel.
    Alors, très tôt, j’ai cherché mon arbre à moi, errant d’arbre de Noël en arbre de Vie, d' arbre de Mai en arbre à came.

    Il faut de la décision en tout.

    J’ai fini par le trouver, évident, massif, simplement par hasard en levant la tête pour constater que j’étais depuis toujours au pied de mon arbre....généalogique. Toute approche, fût-elle arboricole ne saurait se dispenser de réflexion. Ainsi, vu d’en bas il avait déjà assez belle allure, et méritait donc un examen attentif, précis, clinique, mathématique, même pour commencer.

    Il faut de la rigueur en tout.

    Ainsi, supposant qu’une génération se reproduit en moyenne tous les vingt cinq ans, j’ai tenté de compter mes ancêtres. Donc, chacun de nous ayant eu deux parents (au moins), qui en avaient deux (au moins), chacun aussi et ainsi de suite, je me suis retrouvée dotée de deux puissance dix aïeux en l’an mille sept cent cinquante, c’est à dire déjà mille et vingt quatre sujets de Louis XV. Poussant plus loin la magie plaisante des puissances de deux, je me suis découvert une parentèle contemporaine de Christophe Colomb se montant à plus d’un million, et de quatre milliards sous la houlette de Charlemagne probablement plus nombreux que la population de toute la terre à cette époque.
    Bref, les frondaisons de mon arbre se perdaient dans un ciel brumeux d’où l’on avait du mal à apercevoir Adam et Eve, tout là-haut. D’autant plus que même l’examen de la situation de ce point de vue n’était pas sans risques, l’identification des épouses d’Abel et Caïn étant loin d’être évidente.
    Il ne me restait plus qu’à grimper à la recherche de mon Histoire.

    Il faut du courage en tout.

    Par un frais matin d’été, avec cordes et griffes de bûcheron, musette et casse-croûte, j’attaquai mon arbre par la face nord, en colimaçon, et dans le sens des aiguilles d’une montre s’il vous plaît.

    Il faut de la méthode en tout.

    Comme souvent, le début est facile. On identifie sans peine père et mère, avec dates de naissance et plusieurs prénoms, puis les grands parents, avec prénom, date de décès et naissance approximative déduite de l’âge après calcul « savant » . Et puis on se retrouve au dix-neuvième siècle, à pied d’œuvre, ou plutôt au pied de ses bisaïeux, là où tout se complique.
    Au fait, qui de vous connaît les noms et prénoms de ses huit bisaïeux préférés ? Essayez un peu de vous rappeler.

    Place pour un temps de réflexion...


    Moi, j’ai découvert à ma grande honte que je n’en connaissais aucun, et j’ai commencé à consulter de ci de là, pour découvrir entre souvenirs et nostalgies de maigres rameaux dessinés à la hâte sur des coins de nappes, des photos passées et des enveloppes jaunies.
    Pourrais-je un jour, suivant la tradition orale mille fois déformée, remonter jusqu’au mythique Oncle Abel, bandit de grand chemin, ou jusqu’au peut-être illustre bâtard, enfant trouvé sous une porte cochère enveloppé de beau linge dont les coins armoriés avaient été soigneusement découpés, cette belle paysanne à qui il ne restait plus qu’un œil, ayant perdu l’autre en ramassant des fagots mais qui était si belle qu’elle fut peinte par Renoir, ou encore retrouver le coffre ciselé que la rumeur familiale laisse pourrir au fond d’une mare depuis la Révolution, regorgeant des preuves éclatantes de ma noble extraction ?

    Il faut de l’espoir en tout.

    Somme toute, les premières branches étaient régulières, assez saines, avec des registres poussiéreux aux marges grignotées, des cadastres jaunis, des tombes gravées aux lettres érodées par le temps mais encore lisibles.
    Peu à peu, tout commença à se gâter. Je me retrouvai dans un fouillis inextricable, perdue. Quelle année ? Quelle branche ? Quel rameau ?
    C’est alors qu’une toux grave et compassée se fit entendre :
          -Tiens ! Bonjour petite ! Comment vas-tu ? Quel drôle de costume tu as ? D’où viens-tu donc ?
    L’inconnu avait assez belle allure, avec jaquette et barbe blanche. On pouvait lui donner cinquante ans. Je lui répondis « Bonjour mon lointain aïeul », par principe, puisque j’étais dans mon arbre.

    Je me présentai et lui exposai brièvement les raisons de ma visite. Pas autrement surpris, il fronça le sourcil droit, (celui sans monocle), grommela son enchantement premier de me rencontrer et commença à évaluer la situation en ces termes :
           -Voyez-vous, jeune fille (sic), c’est un grand plaisir pour moi d’apprendre que j’ai fini par avoir une descendance, mais je ne m’attendais pas à celle-là, car à vous examiner de près, vous me semblez assez dégénérée. Votre apparence chétive serait-elle la conséquence d’une mésalliance future ?
    Mais d’abord, êtes-vous bien sûre d’être dans votre arbre plutôt que dans le mien ?
    Comment reconnaître mon sang dans cette demi-portion sans envergure dont vous avez la monstrueuse ignominie de m’imputer l’arrière-arrière-arrière (et j’en passe) grand-paternité !
    Hors de ma vue, chétive et scrofuleuse créature, avant que ma patience ne tourne à la violence devant tant d’impertinence.

           Loin de mes regards, éloigne ta figure
           Plus jamais à mes yeux n’infliges ainsi l’offense
           Des vertiges ravagés de ce honteux futur
           Dont ton esprit tordu exhale la démence !


    J’eus tôt fait de changer de branche et les moulinets rageurs de sa canne ne trouvèrent que le vide.

    Il faut de la décision en tout.

    Dans ma précipitation, je faillis renverser trois fourches plus haut, un ancêtre chevelu, échevelé même, car il en perdit sa perruque. Il se mit à glapir avec un singulier accent campagnard, après cette maraude si mal accoutrée, dont les manières rustaudes ne pouvaient s’admettre dans un arbre aussi noble, poli et bien tenu que le sien.
          « Halte-là maraude ! Ô combien maladrroite,
           Arrrêtez à l’instant de me brrriser les noix... »
    « Bonjour, Grand-père, toutes mes excuses pour cette brrrutale intrusion mais il y avait urgence, et permettez que je me présente. »
    Ce que je fis avec l’hypocrite humilité de la curieuse, prise sur le fait, débitant d’un trait des explications cousues d’un fil de couleur incertaine à ses yeux.

    Il faut de la nuance en tout.

    « Eh dis-moi Grand-père, de combien de mes grand-mères as-tu été amoureux ? »
    Il en resta coi.
    Ce fut assez pour clore lestement la conversation et filer un peu plus haut.

    Il faut de l’insolence en tout.

    Un peu plus haut, il n’y avait pas grand-chose. Je grimpai donc encore de quelques peus ( un peu, des peus ? ), et profitai d’une fourche confortable pour souffler deux ou trois peus.
    Dans le silence bruissant de la ramure, couvrant progressivement le chant des oiseaux, un gros moine me tomba dessus à bras raccourcis.

    « Grand-père ?» Hasardai-je éberluée.
          Comment dis-tu, femme ? Mais point ne saurais-je être ton aïeul. Assurément la bure dont je suis vêtu atteste de mon indéfectible chasteté. »
    Pour le coup, l’accent du compère sentait le vieux françois, et il me fallut tendre l’oreille pour y comprendre goutte.

    -Oui, Grand-père, mais c’est mon arbre !
    -Ah, ah !ah !, Par le nom du Seigneur, je te jure que nenni !
    -Ne jurez point en vain, Grand-père puisque c’est mon arbre, et dites-moi plutôt qui fut donc ma Mère-grand !
          F'ort bien, force est lors de ne point mentir plus avant. Oyez brave petite, la confession véridique d’Alcofribas Nasier ! En effect, femme avoir est l’avoir à usage telle que Nature la créa, qui est pour l’aide, ébattement et société de l’homme. Je conviens avoir eu en toute courtoisie et joviale honnêteté, d’une femelle bien à point et plaisamment gimbretiletolletée un rejeton dont la descendance fût à ce que je déduis, des plus nombreuses et prolifiques. Merdigues, adoncques celle-ci était mienne destinée d’être aïeule, et fort heureusement ainsi, par juste et équitable cause, je rends grâces à Dieu !

    Sur quoi, il partit d’un rire monumental, m’attrapa par la peau du cou et me projeta en l’air au travers des branches en beuglant :

          « Adieu, petite-fille de je ne sais qui, et peut-être de moy, vas t’en au diable ! »

    Le visage tout écorché, j’atterris dans le giron d’une imposante matrone, dont les rondeurs naturelles me sauvèrent de blessures plus graves.

    Il faut de la douceur en tout.

          - Bonjour Grand-Mère
          - ?
          - Bonjour Mère-grand
          - ? ?
          - Bonjour Grand-maman
          - ? ? ?
          - Eh la vieille, t’es sourde ou quoi ?

    Elle n’était pas sourde. Une vague lueur d’incompréhension éclaira son regard et elle me répondit :

          - Autobus metro boulo dodo et tunc quos Hymenae,
          - Pardon ?
          - Cacata carta tibi noctes, laetas ut dies tibi serenos rigolationes.
          - ? ? ?
          - jais attehtion je en sechant fge ne be monlle corqdes


    Stop !


    Alors tout devint clair pour moi ; j’ai amarré solidement ma corde à la branche la plus proche, et je suis descendue en rappel, vite. J’ai croisé au passage, très vite, trop vite :

    Du Guesclin (1320-1380, Connétable, bonjour Grand-père !),

           Omer Talon (1595-1652, magistrat, bonjour Père-grand !),

                 Ninon de Lenclos (1620-1705, bonjour Grand-mère !),

                       Marie Leprince (1711-1780, conteuse, hello Granny !),

                             Louis Lépine (1846-1933, préfet, salut Pépé !),

                                   Jean Passe (1919...., b’jour Papy !), et des meilleures.

    Ainsi, la forêt se réduisait à un seul arbre, et cet arbre gigantesque, que j’avais naïvement d’abord cru n’être que mon arbre à moi, était un vrai boulevard ; c’était évidemment l’arbre de tout le monde, encombré de nos aïeux intimement mélangés, entrelacés dans le feuillage de la gigantesque luxure du passé.

    Mon histoire est donc également votre drôle d’histoire à tous, chers cousins, et nous rapproche bien plus que le vulgaire ne pourrait le penser. Laids ou sympathiques, sales ou exquis, repoussants ou joyeux, vaniteux ou benêts, lubriques ou somptueux, orgueilleux ou rien, vous habitez notre arbre commun, celui de l’Histoire.
    Je dois vous quitter pour mettre « mon » arbre généalogique à jour. Oui, mais lequel ? Est-ce bien mon arbre ce matin ? Soudain, il me paraît un peu trop vert, un peu trop touffu, d’une espèce différente. Mais oui, bien sûr, il y a plusieurs arbres, plusieurs espèces ; et quelque part là-haut, oubliant dans ma précipitation qu’il fallait bien descendre de quelqu’un, j’étais bêtement descendue de l’arbre !
    Alors j’en prend mon parti. Mais chemin faisant, je repense chaque jour à mon arbre.

    Ainsi, en supposant qu’une génération se reproduit en moyenne tous les vingt-cinq ans, j’ai tenté de
    compter mes ancêtres. Donc, chacun de nous ayant eu deux parents (au moins), qui en avaient
    deux (au moins), chacun et ainsi de suite. Je me suis retrouvée dotée de deux puissance dix aïeux
           en l’an mille huit cent cinquante, c’est à dire déjà mille et vingt quatre sujets de GibbonVII.
                   Poussant plus loin la magie plaisante des puissances de deux, je me suis
                         découvert une parentèle contemporaine de Laurent Outang se
                                montant à plus d’un million, et de quatre milliards
                                        sous la houlette de Cynocéphale 1er,
                                              probablement plus nombreux
                                                     que la population de la
                                                            terre à cette
                                                                époque.

     

     


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